Mathias Enard
Boussole
Quatrième de couverture
La nuit descend sur Vienne et sur l'appartement où Frantz Ritter, musicologue épris d'Orient, cherche en vain le sommeil, dérivant entre songes et souvenirs, mélancolie et fièvre, revisitant sa vie, ses rencontres et ses nombreux séjours loin de l'Autriche - Istanbul, Alep, Damas, Palmyre, Téhéran... - , mais aussi questionnant son amour impossible avec l'idéale et insaisissable Sarah, spécialiste de l'attraction fatale de ce Grand Est sur les aventuriers, les savants, les artistes, les voyageurs occidentaux.
Ainsi se déploie un monde d'explorateurs des arts et de leur histoire, occidentalistes modernes animés d'un désir pur de mélanges et de découvertes que l'actualité contemporaine vient gifler. Et le tragique écho de ce fiévreux élan brisé résonne dans l'âme blessée des personnages comme il traverse le livre.
Roman nocturne et musical, tout en érudition généreuse et humour doux-amer, Boussole est un voyage et une déclaration d'admiration, une quête de l'autre en soi et une main tendue - comme un pont jeté entre l'Occident et l'Orient, entre hier et demain, bâti sur l'inventaire amoureux de siècles de fascination, d'influences et de traces sensibles et tenaces, pour tenter d'apaiser les feux du présent
Né en 1972, mathias Enard a étudié le persan et l'arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone.
Il est notamment l'auteur de nombreux romans parus aux éditions Actes Sud: Zone ( 2008, prix Décembre, prix du Livre Inter ), Parleur de Batailles, de rois et d'éléphants ( 2010, prix Goncourt des Lycéens), Rue des Voleurs ( 2012 ) et Boussole pour lequel il a remporté le prix Goncourt 2015
Les ressentis
La thèse démontre efficacement et solidement l'histoire des relations entre un Orient et un Occident qui s'attirent et se repoussent tout à la fois
On peut se sentir déstabiliser par la première page de Boussole, comme par le fait de feuilleter le livre au hasard et de tomber sur de nombreux noms inconnus, de références littéraires à n'en plus finir . On se perd dans un dédale de détails dû à la grande longueur des phrases.
Nous sommes deux fumeurs d'opium chacun dans son nuage, sans rien voir au-dehors, seuls, sans nous comprendre jamais nous fumons, visages agonisants dans un miroir, nous sommes une image glacée dans laquelle le temps donne illusion du mouvement, un cristal de neige glissant sur une pelote de givre dont personne ne perçoit la complexité des enchevêtrements, je suis cette goutte d'eau condensée sur la vitre de mon salon, une perle liquide qui roule et ne sait rien de la vapeur qui l'a engendrée, ni des atomes qui la composent encore mais qui, bientôt, serviront à d'autres molécules, à d'autres corps, aux nuages pesant lourd sur Vienne ce soir : qui sait dans quelle nuque ruissellera cette eau, contre quelle peau, sur quel trottoir, vers quelle rivière, et cette face indistincte sur le verre
Un livre qui démontre la richesse des échanges entre l'Orient et l'Occident et cette envie folle de bon nombre d'intellectuels , de chercheurs , de découvrir, de s'enrichir de cet Orient si envoûtant...
La" Résidence Bilger"était entièrement décorée dans le goût saoudien ou Kowétien : tout, depuis les poignées de portes jusqu'aux robinets, y était peint en doré; les plafonds croulaient sous les moulures néo-rococo; les canapés étaient recouverts de tissu noir et or. Les chambres étaient équipées de pieux réveille-matin...il y avait deux salons, une salle à manger avec une table pour vingt convives et cinq chambres à coucher...Les deux terrasses offraient un panorama magnifique sur la ville et l'oasis de Damas, y petit-déjeuner ou dîner dans la fraîcheur était un délice
Les personnages fictifs se mêlent aux personnages réels pour nous offrir toute la magie de l'Orient, avec ses parfums, sa sensualité et sa beauté, sa cruauté aussi, Orient réel ou rêvé .
« Berlioz n'a jamais voyagé en Orient, mais était, depuis ses vingt-cinq ans, fasciné par Les Orientales d'Hugo. Il y aurait donc un Orient second, celui de Goethe ou d'Hugo, qui ne connaissent ni les langues orientales, ni les pays où on les parle, mais s'appuient sur les travaux des orientalistes et voyageurs comme Hammer-Purgstall, et même un Orient troisième, un Tiers-Orient, celui de Berlioz ou de Wagner, qui se nourrit de ces œuvres elles-mêmes indirectes. Le Tiers-Orient, voilà une notion à développer.» p 69
Orient inspirateur des "Byron, Nerval, Rimbaud ", et ceux qui avaient cherché, comme Pessosa à travers Alvaro de Campos, un "Orient à l'orient de l'Orient "
"Un orient extrême au-delà des flammes de l'Orient moyen, on se prend à penser qu'autrefois l'Empire ottoman était " l'homme malade de l'Europe" : aujourd'hui l'Europe est son propre homme malade, vieilli, un corps abandonné, perdu à son gibet, qui s'observe pourrir en croyant que Paris", dans une trentaine de langues différentes y compris le portugais " L'Europe est un gisant qui repose sur ses coudes", écrit Fernando Pessoa dans Messages , ces oeuvres poétiques complètes sont un oracle de la mélancolie"
Page 205
Ces douces illusions paraissent plus présentes chez les Français et les Anglais que chez les autres peuples de l'orientalisme; les Allemands, dans l'ensemble, avaient des songes bibliques et archéologiques; les Espagnoles, des chimères ibériques, d'Andalousie musulmane et de Gitans célestes; les Hollandais, des visions d'épices, de poivriers, de camphriers et de navires dans la tempête, au large du cap de Bonne-Espérance. Sarah et Gilbert de Morgan se passionnaient pour les poètes persans et aussi pour les Byron, Nerval, Rimbaud et tous ceux qui avaient cherché un "Orient à l'orient de l'Orient "
Un livre qui fait mesurer l'immensité, la variété et la beauté de ce qui meurt sous nos yeux
"...impossible, à Paris en 1999, devant une coupe de champagne, de s'imaginer que la Syrie allait être dévastée par la pire violence, que le souk d'Alep allait brûler, le minaret de la mosquée des Omeyyades s'effondrer, tant d'amis mourir ou être contraints à l'éxil ; impossible même aujourd'hui d'imaginer l'ampleur de ces dégâts, l'envergure de cette douleur depuis un appartement viennois confortable et silencieux
Depuis son salon Franz pense à la musique qu'il aime à écouter, se lançant dans ses tirades sur Bach, Beethoven et Liszt . Il songe aux merveilles du pays dans "Mille et Une Nuits", aux plats fabuleux, aux poètes oubliés, aux paysages oniriques. Il nous parlera des grands autres perses comme Hadayat, Hafez et Kayyam, des grands orientalistes voyageurs comme Nerval, Hammer-Purgstall et même Chateaubriand . Il ne manque pas de mentionner une multittude de référence de livres à lire et de musique à écouter
Il y a Vis et Ramin dans Tristan et Iseult. Il y a la passion de Majnoun le Fou pour Leyla, la passion de Khosrow pour Shirin. Un berger et une flûte. Désolée et vide la mer". L'abstraction de la mer et de la passion. Pas de Rhin , d'or, ni d'ondines nageant ridiculement sur scène. Ah les mises en scènes de Wagner lui-même à Bayreuth, ça devait être quelque chose , en termes de kitsch bourgeois et de prétention.
Il n'y a plus de honte depuis longtemps, il n'est plus honteux de recopier cette chanson d'hiver, pas honteux de se laisser aller aux sentiments
Je referme les yeux
Mon coeur bat toujours ardemment
Quand reverdiront les feuilles à la fenêtre ?
Quand tiendrai-je mon amour entre mes bras ?
et au tiède soleil de l'espérance
Tout a été dit sur cette oeuvre d'érudition qui nous renvoie à de multiples sources historiques, géographiques, littéraires, musicales, autant de chemins de traverse qui nous permettent de nourrir le propos, d'aller butiner quelques sources d'inspirations nouvelles
Autant de Boussoles qui indiquent pas que l'est, mais tant de sources de talent, de souffrances, d'espoirs à explorer . Espérance . Merci à Mathias Enard pour ce travail colossal d'intelligence -interligere- qui nous aide à mesurer notre ignorance et en même temps à la combler ...
Ressenti : JP Corniou